1.
Les sites de rencontres sont devenus un phénomène de masse véritablement universel. De Mumbai à San Francisco, du cœur de Londres à la plus petite des communes de France, des millions de personnes de par le monde s’inscrivent sur ces sites pour faire de nouvelles rencontres et amorcer des relations.
Des tendances de fond sociales convergentes nourrissent la croissance exponentielle des sites de rencontres : Internet est devenu une composante familière et indispensable de nos vies quotidiennes, avec des smartphones qui fournissent partout et continuellement de la connectivité ; une épidémie de célibat dans nos sociétés contemporaines causée par la crise profonde que traverse l’institution du mariage « monogame-hétérosexuel » – des taux de divorce élevés, une décision de se marier prise de plus en plus tardivement, ou un rejet pur et simple de la notion même de mariage ; des valeurs et des styles de vie essentiellement individualistes dans nos sociétés modernes, avec notamment une plus grande mobilité géographique et sociale ; enfin, de moins en moins de temps disponible dû aux exigences travail, un manque de temps amplifié par des engagements familiaux post-divorce.
Dans ce contexte, il est parfaitement logique et inévitable que les sites de rencontres soient de plus en plus perçus par beaucoup comme une option parfaitement légitime et socialement respectable pour rencontrer de nouveaux partenaires potentiels. Un nombre considérable de célibataires ont essayé ces sites au moins une fois, ou ont sérieusement envisagé de le faire à un moment donné. La plupart des gens connaissent quelqu’un qui l’a fait et, de plus en plus, ont un ami ou un membre de sa famille qui s’est marié à quelqu’un rencontré sur Internet.
Le stigmate de la solution de la « dernière chance » qu’ils avaient généralement est en train de disparaître ; ils pourraient même devenir bientôt la norme – l’Internet semble constituer le sens irréversible de l’histoire de la rencontre sentimentale. Tout résistance pourrait paraître futile.
L’attractivité des sites de rencontres est en effet, à première vue, irrésistible. Cela prend à peine quelques minutes pour rejoindre un de ces sites et y créer un profil : un nom d’utilisateur, son âge, taille, localisation, profession, niveau d’études, loisirs, etc. quelques photos, un peu de texte pour décrire qui on est et ce qu’on recherche, et voilà c’est parti ! avec l’accès à des milliers, voire des millions, de profils, et tout autant de rendez-vous possibles, à portée de simples clics depuis son domicile. Aucun réseau personnel – amis, famille, collègues de travail – ou environnements plus traditionnels comme des cafés ou des boites de nuit ne semblent être en mesure de concurrencer et d’offrir autant d’options que les sites de rencontres.
Le nombre de sites est en ce moment en train d’exploser. Des sites génériques payants comme Meetic restent leaders sur le marché. Ce marché est néanmoins extrêmement fragmenté, et ces sites génériques payants sont confrontés à une rude concurrence. En particulier de la part de sites gratuits, mais aussi d’une myriade de sites de niches qui se basent sur les caractéristiques précises des utilisateurs : âge, ethnicité, religion, profession, apparence, style de vie, orientation et préférences sexuelles.
Les sites de rencontres transforment de fait radicalement la façon dont nous aimons et formons des relations aujourd’hui. La plupart des sites revendiquent des statistiques impressionnantes sur la proportion de couples mariés dans le monde qui se sont rencontrés sur Internet. Ce sites ont sans doute permis à divers segments de la population – y compris les homosexuels, qui ont été les premiers à adopter le média, les parents célibataires très occupés, les personnes âgées ou les personnes géographiquement isolées dans les zones rurales – de vivre une véritable révolution sexuelle et romantique.
Les femmes, en particulier, ont peut-être trouvé une opportunité d’autonomisation en se trouvant en mesure de faire des approches initiales aux hommes plus librement, plutôt que d’accepter ou de rejeter passivement de telles approches. En réunissant des personnes qui ne se seraient jamais rencontrées autrement, les sites de rencontres pourraient aider à construire des sociétés plus diverses sur le plan social et culturel. Plus tolérantes et plus heureuses aussi peut-être.
Cependant, malgré les points positifs évidents et les possibilités importantes ouvertes par ces sites, ils n’ont pas échappé à des critiques majeures. Les statistiques de succès doivent probablement être traitées avec scepticisme, surtout lorsqu’elles sont générées par les sites de rencontres eux-mêmes à des fins publicitaires. Ironiquement, les sites de rencontres sont également critiqués pour être des plateformes pratiques pour l’infidélité. D’autres problèmes fréquemment signalés incluent une combinaison déprimante de fausses déclarations, d’escroqueries et de fraudes propices à la violence verbale ou physique dans le monde réel.
Et, moins dramatique mais toujours inquiétant, le sentiment que toute la philosophie de ces sites et les diverses techniques de mise en relation utilisées – tels que les algorithmes prétendument scientifiques pour quantifier la compatibilité entre partenaires potentiels, utilisés par de nombreux sites – conduisent à une déshumanisation de la formation des relations, en réifiant et en quantifiant complètement les individus.
Par conséquent, au-delà de son apparente trivialité et frivolité, il s’agit en réalité d’un phénomène complexe et multiforme hautement représentatif de notre époque interconnectée. Comment lui donner du sens ?
Le présent essai invite le lecteur à un voyage à travers des disciplines différentes et complémentaires – la sociologie, la psychologie et en particulier les domaines en plein essor de la psychologie évolutionniste et de la cyber-psychologie, qui enquêtent sur nos comportements et nos pensées sur Internet – fournissant des cadres conceptuels et des métaphores, espérons-le explicatifs.
2.
Une façon de comprendre les sites de rencontres est de les conceptualiser comme des cyber-supermarchés ou des places de marchés, agissant comme des entremetteurs lubrifiants faisant la médiation entre l’offre et la demande. Le fait que la drague et la formation des relations empruntent au langage marchand (« checklist », « marché matrimonial », « foire aux bestiaux ») n’est ni nouveau ni limité au cyberespace.
Houellebecq illustre avec humour cette idée dès 1994 dans Extension du domaine de la lutte [1]:
Dans des sociétés comme la nôtre, le sexe représente véritablement un second système de différenciation, totalement indépendant de l’argent ; et en tant que système de différenciation, il fonctionne tout aussi impitoyablement. Les effets de ces deux systèmes sont d’ailleurs strictement équivalents. Tout comme le libéralisme économique effréné, et pour des raisons similaires, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue. Certains hommes font l’amour tous les jours ; d’autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l’amour avec des dizaines de femmes ; d’autres aucune. C’est ce qu’on appelle la loi du marché.
Dans un système économique totalement libéral, certaines personnes accumulent des fortunes considérables ; d’autres stagnent dans le chômage et la misère. Dans un système sexuel totalement libéral, certaines personnes mènent une vie érotique variée et excitante ; d’autres sont réduits à la masturbation et à la solitude. Le libéralisme économique est une extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la société. Certaines personnes gagnent sur les deux plans ; d’autres perdent sur les deux. Les entreprises se disputent certains jeunes professionnels ; les femmes se disputent certains jeunes hommes ; les hommes se disputent certaines jeunes femmes ; les troubles et les conflits sont considérables.
Les deux principaux personnages de ce divertissant petit roman – le narrateur et Raphael Tisserand – sont des informaticiens appartenant à la petite classe moyenne, ayant tous deux pas mal de problèmes pour entrer dans des relations sentimentales, dû à une regrettable combinaison de personnalités névrotiques, des physiques peu attrayants et un manque profond d’estime de soi. Après une soirée particulièrement désastreuse et déprimante dans une minable boite de province dans la quête improbable de partenaires sexuels, Raphael meurt dans un accident de voiture absurde et le narrateur entre dans une profonde et irréversible dépression. De fait un très puissant roman.
Cependant les sites de rencontres ont très certainement porté le paradigme du marché à un niveau supérieur de puissance explicative. L’ergonomie des sites de rencontres est très similaire à des sites de e-commerce tels qu’Amazon, avec notamment des fonctionnalités telles que « Ajouter au panier » ou « Des clients qui ont acheté ceci ont aussi acheté ».
Des travaux de recherche qualitatifs [2] ont démontré de manière convaincante que les utilisateurs de ces sites, consciemment ou sans être complètement conscients de cela, utilisent tout un registre de langage emprunté aux techniques de vente, du marketing, de la publicité : se vendre/se faire de la publicité, faire des achats ou faire du lèche-vitrines pour des partenaires, filtrer et jeter, jeux de grands nombres, listes de courses, pipelines de prospects, inventaires, etc.
Ce registre marchand et corporatisé a sans aucun doute une grande influence sur le comportement des utilisateurs sur la toile, à la fois comme consommateurs et vendeurs. A l’achat, ceux-ci ont l’impression d’être en position de faire du shopping de partenaires potentiels qui rentrent dans la liste de courses prédéterminée. A la vente, ils font le marketing d’eux-mêmes dans la perspective de maximiser le vivier de potentiels rendez-vous. Le profil est donc un outil d’autopromotion.
La tentation est, naturellement, d’embellir excessivement son profil, en mettant en avant certaines qualités et caractéristiques agréables… et en omettant soigneusement de mentionner des nettement moins plaisantes.
3.
Du fait du très grand nombre possible (du moins théoriquement) de choix et de la nature intrinsèquement compétitive de ces places de marché de la rencontre, les utilisateurs sont amenés à adopter des stratégies élaborées.
Pour les « acheteurs », l’utilisation de moteurs de recherche similaires à Google permet la priorisation et la présélection de rendez-vous potentiels. Une fois identifiés, ils sont en mesure d’être évalués, achetés ou mis au rebut avec, dans une large mesure, une mentalité économique. La prise de décision a tendance à être accélérée, principalement basée sur l’apparence et un ensemble de critères quantitatifs – un comportement qui rappelle celui de l’acheteur de supermarché confronté, non sans une certaine anxiété, à des centaines de choix et qui prend des décisions soit compulsives (basées sur l’emballage, l’image de marque et les significations subliminales associées) soit des décisions plus rationnelles (basées sur des considérations de prix et de rapport qualité-prix). Les sites de rencontres de niche illustrent cette intensification de cette approche stratégique du marché de la rencontre.
Pour les vendeurs, comme l’atteste la cyber-psychologue Witty [3], la stratégie la plus courante semble être de trouver un équilibre entre, d’une part, une représentation flatteuse et attractive de soi, et, d’autre part, de garder cette représentation « plus ou moins » conforme à la réalité afin de ne pas décevoir lors du premier face-à-face – qui est bien-sûr crucial, et permet aux personnes concernées de faire le contrôle de réalité définitif sur l’authenticité de la personne rencontrée (par rapport au profil sur Internet) et de déterminer s’il y a une certaine « alchimie » et un possible avenir commun.
4.
Par conséquent, il n’est pas surprenant que l’une des critiques majeures formulées contre ce type de rencontres médiatisées par ces sites soit qu’elle constitue une forme de consumérisme particulièrement extrême et déshumanisante, en convertissant les êtres humains et leurs expériences les plus intimes – sexualité, amour et relations – en marchandises négociables et échangeables.
Les internautes sont, indéniablement, dans la position d’être évalués quantitativement et de se vendre de façon clinique, contrairement aux rencontres en face-à-face « de la vraie vie » où les individus ont plus de chance d’être perçus avec un regard plus nuancé, plus riche et plus humain ; dans la mesure bien sûr où il y a un délai raisonnable pour le faire (pour être juste, la drague en boîte de nuit n’est pas non plus particulièrement nuancée).
Ce processus de marchandisation qui, selon la théorie marxiste, anime les sociétés de consommation modernes est clairement conceptualisé par Ritzer [4], un sociologue, à travers le paradigme de la « Macdonaldisation de la société ». Ritzer s’appuie sur deux traditions de pensée sociologiques. La première est la conceptualisation par Marx du système capitaliste comme une gigantesque machine de production et de vente de marchandises ; le travail humain et les travailleurs transformés eux-mêmes en produits de consommation courante – comme l’illustre l’expression « ressources humaines ». La seconde est la théorie de Weber sur la rationalité et la bureaucratisation occidentales, et le désenchantement du monde qui en résulte.
La Macdonaldisation est donc un processus de rationalisation intense à la fois de la production et de la consommation, basé sur le modèle néo-taylorien de la restauration rapide. L’efficacité (notamment la gestion du temps), la calculabilité (en privilégiant les aspects quantitatifs plutôt qualitatifs d’un produit), le contrôle (des clients et des salariés) et la prévisibilité (suppression de tout risque de mauvaise surprise grâce à une expérience consommateur homogène et aseptisée) sont les quatre piliers de ce modèle. Des sites de rencontres tels que Meetic illustrent ce processus omniprésent dans nos sociétés.
Pourtant, il existe certaines différences pratiques entre initier une relation en ligne et commander des produits culturels sur Amazon, un canapé Ikea ou un repas Pizza Hut en ligne. Tout d’abord, cela peut prendre énormément de temps, ce qui est un paradoxe compte tenu de ses prétentions à l’efficacité. Plus important encore, il n’y a absolument aucune prévisibilité en ce qui concerne la « qualité » du rendez-vous.
À cet égard, il pourrait être plus judicieux de comparer les sites de rencontres à des places de marché tels qu’eBay, qui connectent des individus généralement de manière ponctuelle – bien qu’eBay protège ses clients avec un mécanisme d’évaluation des vendeurs et, en fin de compte, une possibilité remboursement qui n’est pas (encore) disponible pour les internautes en quête de rencontres. Il convient de noter qu’un certain nombre de sites ont maintenant commencé à effectuer des vérifications des antécédents de leurs abonnés. Comme c’est romantique !
5.
Les fausses descriptions de soi sont si endémiques sur ces sites qu’elle sont devenues un axe éminemment privilégié dans les travaux de recherche en cyber-psychologie. Il n’y a pratiquement pas un seul travail de recherche universitaire produit sur les sites de rencontres qui n’explore pas, ou du moins ne mentionne pas d’une manière ou d’une autre, le problème central de ces fausses auto-descriptions – un problème largement documenté et prouvé empiriquement de manière convaincante dans des enquêtes basées sur des entretiens [5].
La forme la plus courante de ces fausses descriptions touche, sans surprise, tout ce qui concerne l’apparence physique, c’est-à-dire avec l’utilisation de photographies flatteuses, améliorées par Photoshop, trompeuses, et/ou légèrement, matériellement ou excessivement obsolètes.
D’autres formes habituelles de fausses descriptions comprennent l’âge (plus jeune), la taille (plus élevée), le poids (plus faible), le type de corps (plus mince), le statut de relation (célibataire), le statut socio-économique et le revenu (gonflés), (pas) d’enfants, (non) fumeur, etc. Ces fausses descriptions varient en ampleur, allant d’embellissements bénins jusqu’à des mensonges purs et simples, un exemple particulièrement troublant étant la publication de photographies de quelqu’un d’autre… surtout lorsque les fausses descriptions sont révélées lors du premier (et probablement dernier) rendez-vous !
Fait intéressant, des résultats de recherche empirique convergents suggèrent que les femmes ont tendance à avoir une tendance plus élevée que les hommes à déformer et à mentir sur l’apparence physique – tandis que les hommes ont une tendance plus marquée à déformer et à mentir par rapport à leurs intentions réelles et leurs statuts socio-économiques.
La métaphore du marché est sans doute utile encore une fois pour décoder ce comportement. Un parallèle direct pourrait être établi avec la publicité mensongère ainsi que les techniques de vente et de marketing trompeuses. Sur le plan pratique, l’utilisation des moteurs de recherche pour faciliter la sélection de rendez-vous possibles est propice à certains ajustements de la réalité afin de maximiser les chances d’être « googleisé », généralement autour de pivots psychologiques : par exemple dire qu’on a 39 ans alors qu’on en a 42, qu’on ne fume pas alors que c’est le cas, qu’on est célibataire alors qu’on est marié, ou divorcé alors qu’on est que séparé.
6.
Un cadre conceptuel stimulant dans lequel donner un sens à de telles fausses descriptions de soi est fourni par la psychologie évolutionniste [6]. La psychologie évolutionniste est essentiellement une sorte de redéploiement des théories de la biologie évolutionniste dans l’étude de la psychologie humaine moderne. L’affirmation fondamentale est que nos cerveaux contemporains restent dans une large mesure câblés par des millions d’années d’évolution et de sélection naturelle – en conséquence, les comportements contemporains seraient influencés par des stratégies ancestrales de survie et de reproduction, et plus précisément la transmission des meilleurs gènes possibles à sa descendance. [7]
Selon ces théories, les hommes ont une tendance naturelle à rechercher des relations sexuelles avec autant de femmes que possible, et ont une attirance instinctive particulière pour les femmes en bonne santé et fertiles (jeunes, belles), alors qu’une femme préfère se concentrer sur un homme puissant avec potentiel parental. C’est cette combinaison, affirment les psychologues évolutionnistes, qui constituerait la stratégie de reproduction et de survie la plus forte d’un point de vue purement génétique.
7.
Les cyber-psychologues soutiennent que les sites de rencontres peuvent aussi être envisagés comme des lieux libérateurs pour des individus relativement introvertis, timides ou anxieux afin d’exprimer leur « vrai moi ». [8] L’anonymat non-menaçant du médium facilite la suppression de bon nombre des inhibitions sociales habituelles qui existent dans les contextes sociaux de la vie réelle. La communication assistée par ordinateur constituerait donc (théoriquement) une occasion unique d’exprimer des traits et qualités personnels fondamentaux. Et, par conséquent, d’initier des relations extrêmement personnelles, intimes et romantiques.
Sur la base des résultats de recherches empiriques en cyber-psychologie [9], il est possible d’émettre l’hypothèse que les sites de rencontres sont potentiellement bien adaptés aux individus les moins confiants en eux-mêmes – dans la mesure bien sûr qu’ils ont une véritable approche de divulgation personnelle sincère. Une piste de recherche scientifique rigoureuse et sans jugement de valeur serait de tester cette hypothèse en interrogeant un échantillon significatif de couples qui ont initié des relations à long terme en ligne, afin d’évaluer scientifiquement dans quelle mesure de telles relations s’avèrent significatives à long terme.
8.
Comme suggéré par Whitty et la sociologue Turkle [10], Internet et les sites de rencontres en particulier peuvent être approchés comme des espaces potentiellement ludiques et créatifs où les individus peuvent expérimenter leur identité et leur présentation de soi, flirter et nouer des relations. La nature anonyme du média offre une myriade d’opportunités pour construire et reconstruire des identités personnelles en ligne, avec des effets transformateurs potentiellement bénéfiques (ou destructeurs) sur les personnalités hors ligne.
En effet, il s’agit évidemment d’une arme numérique à double tranchant, et jouer sans aucune forme de contrôle social ou de pression morale pourrait avoir des résultats à la fois libérateurs mais aussi très régressifs. [11]
Libérateur, car cela peut constituer un cheminement sain et imaginatif de découverte de soi ayant des vertus thérapeutiques. Écrire à de parfaits inconnus et interagir avec eux n’est pas une expérience si différente que cela de la psychothérapie. Bien se connaître est quelque chose d’extrêmement difficile à réaliser, et les rencontres sur Internet ont le potentiel d’offrir de précieuses informations introspectives.
Régressif, car l’absence totale d’inhibition résultant d’un tel sentiment d’anonymat complet peut également conduire un assez grand nombre d’individus à régresser émotionnellement et à s’engager dans toute une gamme de comportements dysfonctionnels et de déviances, avec des implications potentielles hors ligne : troubles psychopathologiques, insultes et formes violentes de communication, cyber-voyeurisme, cyber-harcèlement, dépendance compulsive à Internet, pédophilie, etc. surtout chez ceux qui souffrent déjà de graves problèmes psychologiques.
Comme décrit précédemment, certains vont jusqu’à se livrer à des formes particulièrement extrêmes de fausses descriptions de soi, qui peuvent aller jusqu’au changement de genre – les hommes semblent avoir une tendance plus élevée que les femmes à se travestir virtuellement. Le film Closer [12] en offre une illustration dans une scène aussi divertissante que pathétique, où un Jude Law cyber-travesti entre dans une conversation de plus en plus érotique en ligne avec un Clive Owen tout aussi excité à l’autre bout du réseau Internet.
9.
Sans aller jusqu’à des extrémités aussi dérangeantes, l’un des aspects problématiques les plus courants que les sites de rencontres favorisent pour certaines personnes est le risque d’un brouillage complet des frontières entre la cyber-persona et l’individu du monde réel.
Comme indiqué précédemment, les fausses descriptions de soi peuvent s’expliquer par la métaphore du marché : les internautes peuvent être tentés de se survendre ou de tromper afin d’attirer des partenaires potentiels, de la même manière que la publicité trompeuse ou les vendeurs frauduleux. Pourtant, l’ampleur délirante de certaines de ces fausses descriptions nécessite une analyse psychologique complémentaire [13].
Le narcissisme, notion notoirement développée par Freud [14], est dans ce contexte un concept explicatif pivot. La possibilité donnée aux internautes de construire anonymement une cyber-persona représente une opportunité de reconstruire complètement une identité, non pas à partir d’un moi réel, mais à partir d’un ego idéal. En d’autres termes, une version extrêmement parfaite de soi-même qui fournit une quantité incroyable de plaisir et de gratification narcissiques, bien au-delà de tout ce que le moi réel hors ligne peut offrir.
Un ego toujours jeune et beau – s’appuyant sur des photographies flatteuses et obsolètes, figeant l’apparence physique dans le temps, à l’envers du portrait de Dorian Gray – et possédant des qualités surhumaines… sans aucun risque de déplaisants contrôles de réalité. Pour les nombreux internautes dont le but n’est, en réalité, pas de rencontrer des partenaires potentiels mais d’entretenir indéfiniment l’illusion et le délire immensément jouissif dans le cyberespace, ils peuvent parfaitement se contenter de se livrer à une cyber-correspondance.
Ou simplement pour mesurer le nombre de vues du profil et de messages reçus en tant qu’évaluations en temps réel, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, de sa valeur personnelle – ou de son absence, si le profil n’attire pas le niveau d’attention souhaité. Les blessures narcissiques ne doivent pas être sous-estimées. Pas étonnant que les sites de rencontres puissent être profondément addictifs.
Naturellement, cette fausse présentation narcissique et idéalisée de soi dans les profils sur Internet coïncide avec l’idéalisation d’autres partenaires virtuels eux-mêmes idéalisés – et la contemplation réciproque de la mise en miroir des profils virtuels – et offre de nombreuses opportunités pour l’imagination et l’illusion romantique et les déceptions ultérieures.
Les individus « tombant amoureux » sur Internet sans s’être rencontrés, simplement sur la base d’un profil et d’une correspondance, en sont certainement l’une des illustrations les plus intrigantes. Et un rappel qu’aucune approche par les sciences sociales pures ou aucun cadre d’analyse théorique, aussi rigoureusement construit soit-il, ne sera jamais capable, au-delà d’un certain point, de saisir l’essence du pouvoir imaginatif de l’esprit humain.
10.
Naturellement, ces soi-disant « loteries » ont été un échec. Ils n’avaient aucune force morale ; ils ne faisaient pas appel à toutes les facultés d’un homme, mais seulement à son espérance. L’indifférence du public fit bientôt que les marchands qui avaient fondé ces loteries vénales commencèrent à perdre de l’argent. Quelqu’un tenta alors quelque chose de nouveau : inclure parmi la liste des numéros chanceux quelques tirages malchanceux. Comme on pouvait s’y attendre, ce petit risque a suscité l’intérêt du public.
Jorge Luis Borges, La loterie à Babylone [15]
Il serait bien sûr tout à fait naïf de comparer les rencontres sur Internet avec les rencontres de source plus « organiques », non médiatisées par Internet, en suggérant que ces dernières conduisent automatiquement à des relations beaucoup plus honnêtes et significatives que les premières. Les mensonges, tromperies, diverses formes de psychopathologie et de déviance sont, hélas, des problèmes bien plus larges qui ne se limitent pas au cyberespace.
Une perspective plus équilibrée serait d’envisager les sites de rencontres comme profondément représentatifs de l’esprit de notre temps – et c’est précisément pourquoi c’est un phénomène si fascinant et pertinent à étudier. Une sorte de microscope social qui révèle et magnifie les nouvelles possibilités mais aussi les nouveaux paradoxes, ambivalences et absurdités générés par nos sociétés axées sur la technologie et obsédées par l’efficacité.
À première vue similaires au e-commerce, les sites de rencontres promettent d’offrir une solution rationnelle, rapide, pratique et conviviale pour accéder instantanément à un éventail éblouissant de choix de partenaires potentiels. Le paradoxe est que les internautes – généralement si réticents à parler à leurs voisins (pourquoi ?) et apparemment si occupés (à faire quoi ?) – risquent fort de s’exposer, surtout s’ils manquent de compétences sociales, à des risques plus élevés de rencontres malheureuses et trompeuses.
La vraie critique n’est donc pas tant que ces sites représentent une forme extrême de consumérisme. C’est plutôt qu’ils donnent l’illusion d’offrir une expérience similaire au e-commerce alors qu’il s’agit en fait d’une offre radicalement différente.
Rejoindre un site de rencontre c’est, en fait, déclencher un moteur générateur de hasard avec un faible niveau de contrôle sur ce qui va se passer ensuite – quelque chose que les internautes ne réalisent pas nécessairement. Ce n’est certainement pas Amazon, ni même eBay : c’est une loterie, mais une loterie d’un genre particulier, avec des récompenses positives, mais aussi des résultats dramatiquement opposés avec de sérieux inconvénients. Dans une loterie normale, la pire des pertes est l’argent qui a été payé pour le billet. Certes, sur un site de rencontre sur Internet, on peut rencontrer quelqu’un de sympa. Cependant, on peut perdre non seulement l’argent et le temps investis mais aussi, essentiellement, soi-même. Est-ce que ça vaut le coup ?
Comme évoqué précédemment, une forme insidieuse de régression facilitée par les sites de rencontres est le narcissisme extrême. Ces sites peuvent être considérés comme des outils précieux de découverte de soi et de stimulation de l’ego bénins pour des individus relativement équilibrés, mais ils représentent aussi sans aucun doute des espaces inquiétants pour les plus fragiles psychologiquement qui pourraient facilement s’emporter et confondre les domaines de la réalité et de l’imagination dans le cyberespace.
Le narcissisme n’est pas nouveau, mais c’est sans doute dans ses formes extrêmes l’une des épidémies majeures de notre temps, se propageant rapidement sur les réseaux sociaux. Facebook, par exemple, n’offre-t-il pas des opportunités tout aussi jouissives pour une présentation idéalisée et narcissique de soi ? Ainsi que la gratification sans fin dérivée de tant d’« amis » toujours souriants et collectionnables, si bizarrement intéressés par les plus petits événements de nos vies ?
Catfish [16] un documentaire sur l’énorme potentiel de Facebook pour la reconstruction totale de l’identité, l’illusion et la tromperie, est dans ce contexte remarquablement éclairant.
Nonobstant ses défauts fondamentaux et ses limitations, les sites de rencontres semblent « marcher », pour certains du moins – comme le suggèrent des histoires de réussite réelles qui circulent par le bouche à oreille, et les statistiques impressionnantes avancées par les sites de rencontres. Et après tout, pourquoi pas ?
Ce n’est peut-être qu’une question de préférences personnelles, de style, d’un peu de chance et de flèches de Cupidon virtuelles. L’amour peut s’épanouir absolument n’importe où. Rencontrer de nouvelles personnes, si elles sont valables, est un résultat positif incontestable. Si envisagé comme des générateurs d’aléatoire, on pourrait même percevoir une forme surprenante de poésie surréaliste dans ces sites.
Ces sites demeurent, fondamentalement, un outil de mise en relation. Et dans la mesure où l’on est confortablement adulte avec le concept de mise en relation en général, pourquoi pas en effet. Internet est bien plus abordable que les agences matrimoniales professionnelles, et offre certainement bien plus d’« options » que les amis ou la famille, et avec la possibilité de faire des choix individuels avec bien moins de pression. Pas si romantique peut-être, mais encore une fois pourquoi pas.
C’est aussi un outil qui permet simplement de générer des rendez-vous, ou des « dates » comme disent les anglophones. Le « dating » est une construction sociale qui a pris naissance aux États-Unis au début du vingtième siècle et a coïncidé avec la naissance du consumérisme hédoniste de masse et l’émergence d’une culture jeune [17]. Encore une fois, dans la mesure où l’on est à l’aise avec le concept de dating et où peut le voir comme une forme ludique et pratique de parade nuptiale – plutôt qu’un entretien d’évaluation artificiel – aller sur Internet semble une possibilité tout à fait valable.
La plupart des sites de rencontres fondent leurs messages publicitaires sur des statistiques de mariage impressionnantes et des « success stories » amoureuses – généralement sous la forme de couples anormalement heureux et souriants, ressemblant étrangement à des gagnants de loterie.
Mais se marier, en soi, constitue-t-il une réussite ? Quelles sont les implications et les effets de telles statistiques sur la grande majorité, qui ne « touchera jamais le gros lot » sur ces sites ? Se marier signifie-t-il qu’une relation significative et amoureuse s’est formée, ou simplement que deux personnes, potentiellement par désespoir, se sont mariées ? Combien de temps dureront ces mariages exécutés rapidement, et quels taux de divorce seront observés à long terme par rapport à la population moyenne ?
De plus, donner les clés de la confiserie est-il une si bonne chose ? On peut se demander si trop de choix n’est pas nécessairement voué à l’échec. Les utilisateurs des sites de rencontres peuvent être tentés de devenir déraisonnablement sélectifs et exigeants pour la bonne rencontre, avec peu de tolérance autour de tels idéaux. Les success stories de mariage (et les contes de fées) sont susceptibles de créer des attentes irréalistes et d’entretenir l’illusion que LE partenaire parfait sera trouvé un jour.
Paradoxalement, trop de choix apparent peut conduire à un état d’esprit accablé et anxieux, dont le rejet de partenaires potentiellement bons est susceptible d’être le seul véritable résultat. Et si, effectivement, quelqu’un de mieux se présentait ? Donc, aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, j’aimerais finalement suggérer (sur la base de mon expérience personnelle) qu’Internet réduit les chances de nouer des relations significatives en mettant trop l’accent sur le mariage et la formation de relations à long terme avec le « partenaire idéal » – résultant en la transformation d’une plate-forme potentiellement valide pour rencontrer facilement de nouvelles personnes en un exercice d’évaluation continue par rapport à des normes cliniques préétablies.
En tout cas, que l’on souhaite conceptualiser les sites de rencontres comme des cyber-supermarchés ou des terrains de jeux, comme des loteries romantiques ou des roulettes russes, un aspect indéniablement positif est qu’ils continueront à inspirer de précieuses connaissances sociologiques et psychologiques dans les cyber-années à venir. Pour le meilleur. Et pour le pire.
Notes
- Houellebecq, M. (1994) Whatever (Extension du Domaine de la Lutte), Londres : Serpent’s tail.
- Heino, R.D., Ellison, N.B. & Gibbs, J.L. (2010) Relationshopping : Investigating the Market Metaphor in Online Dating, Journal of Social and Personal Relationships, 27(4), 227-447.
Whitty, M.T. (2007) The Art of Selling One’s Self on an Online Dating Site : the BAR approach. In Whitty, M.T., Baker, A.J. & Inman, J.A. (Eds), Online Matchmaking 57-69, Basingstoke : Palgrave Macmillan.
- Whitty, M.T. & Carr, A.N. (2006) Cyberspace Romance. The Psychology of Online Relationships, Basingstoke : Macmillan Publishers.
- Ritzer, G. (1993) The McDonaldization of Society, Thousand Oaks, California : Pine Forge Press.
- Toma, C.L. & Hancock, J.T. (2010) Looks and Lies : the Role of Physical Attractiveness in Online Dating Self-Presentation and Deception, Communication Research, 37(3), 335-351.
Toma, C.L. & Hancock, J.T. (2009) Putting your Best Face Forward : the ACCuracy of Online Dating Photographs, Journal of Communication, 59, 367-386.
Toma, C.L., Hancock, J.T. & Ellison, N. (2008) Separating Fact from Fiction : an Examination of Deceptive Self-Presentation in Online Dating Profiles, Personality and Social Bulletin, 20, 1-14.
Whitty, M.T. & Joinson, A.N. (2009) Truth, Lies and Trust on the Internet, Londres : Routledge, Psychology Press.
- Piazza, J. & Bering, J.M. (2009) Evolutionary Cyber-Psychology : Applying an Evolutionary Framework to Internet Behaviour, Computers in Human Behaviour, 25, 1258-1269.
- Buss, D.M. (2006) Strategies of Human Mating, Psychological Topics, 15(2), 239-260
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