«Les peuples en ont eu raison, mais il ne faut pas chanter victoire, il est encore trop tôt : le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde. »
Bertolt Brecht, La Résistible Ascension d’Arturo Ui.
Autant vous prévenir tout de suite : on ne sort pas politiquement indemne de la lecture du dernier essai de Johann Chapoutot, Les irresponsables, sous-titré Qui a porté Hitler au pouvoir ? Professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne avec un fort intérêt pour l’Allemagne nazie, on lui doit notamment en 2020 le très remarqué Libres d’Obéir, qui établissait un lien pour le moins osé, perturbant et discutable entre le nazisme et les méthodes de management modernes. Dans le contexte politique actuel, les thèses développées dans Les irresponsables sont une nouvelle fois particulièrement dérangeantes, pour ne pas dire glaçantes, et nous convient à une très sérieuse et opportune méditation sur les possibles enseignements à tirer d’une relecture des années trente.
Le livre est centré sur les dernières années de l’éphémère République de Weimar : détestée dès le départ par l’Allemagne la plus conservatrice qui la juge décadente, elle naît en 1919 des conséquences politiques et sociales de le défaite lors de la Première Guerre Mondiale, avec de considérables promesses démocratiques et culturelles, et s’achève tragiquement avec l’ascension au pouvoir d’Hitler en 1933. Le film de 1972 Cabaret de Bob Fosse (vivement recommandé) est probablement l’une des meilleures reconstitutions disponibles d’une époque paradoxale de libération des mœurs et de géniale créativité (Fritz Lang, Marlene Dietrich, Thomas Mann, Bertolt Brecht, le Bauhaus…) et d’ascension inexorable du nazisme dans les urnes et dans les rues.
Ce qui est perturbant et glaçant dans le récit historique que nous propose Chapoutot, c’est à quel point il résonne étrangement avec notre actualité marquée par la tout aussi, semble-t-il, inexorable ascension électorale et idéologique de l’extrême-droite dans notre pays et de par le monde.
En effet, l’historien analyse la prise du pouvoir par Hitler à une conjonction de facteurs qui ne peuvent que nous faire réfléchir, comme notamment : une politique d’austérité complètement hors sol qui aggrave la situation économique ; une gauche social-démocrate qui cautionne cette politique dans le but d’être constructive mais s’aliène les classes populaires, et de fait irréconciliable avec un parti communiste repoussoir en plein stalinisme ; l’utilisation abusive par un exécutif obstiné d’un article 48-2, qui rappelle étrangement notre 49-3, dans un régime de plus en plus présidentiel ; des dissolutions à répétition inopportunes et ineptes ; le refus de tenir compte des résultats des élections et des atermoiements et aveuglements décisionnels ; le rôle d’un milliardaire et magnat des médias (Alfred Hugenberg) qui va au travers de son empire de presse et audiovisuel disséminer et matraquer l’idéologie nazie dans la population ; et, bien sûr, l’alliance de tous les irresponsables – l’oligarchie économique de l’époque et les libéraux autoritaires de l’extrême-centre en tête – qui vont faire le catastrophique pari politique nazi avec l’espoir bien naïf d’un Hitler sous contrôle.
Ces parallélismes sont-ils pour autant vraiment convaincants ? Chapoutot prend soin de ne pas tomber dans l’amalgame, la confusion facile et le fameux « point Godwin » entre des époques, des situations, des évènements, des personnalités forcément singulières. Il fait bien. Parler de fascisme n’a véritablement de sens que dans le contexte des totalitarismes et des mouvements qui émergent dans les années trente, l’autoritarisme ou la tyrannie quant à eux peuvent prendre de multiples visages et on ne peut les combattre que dans la compréhension intime de leurs singularités et de leurs dynamiques propres, souvent déroutantes. Tout comme le réalignement trumpiste immédiat des oligarques de la tech autrefois si « woke », la visite de Jordan Bardella et Marion Maréchal en Israël, au moment précis où s’écrit cette recension, ont par exemple de quoi sidérer.
Une parfaite neutralité axiologique est certes pratiquement intenable, mais le propos de cet essai souffre toutefois quelque peu dans sa scientificité d’une orientation politique personnelle de son auteur très marquée (tout à fait légitime bien sûr mais en l’occurrence contre-productive) qui le conduit à une certaine myopie. Il ignore en particulier complètement dans l’analyse l’adhésion au nazisme bien réelle, n’en déplaise à Chapoutot, d’une partie significative des classes populaires, et ce indépendamment des irresponsables manigances en coulisses du microcosme oligarchique politique, économique et médiatique allemand.
Certes le parti nazi ne fait « que » 33% au dernières élections démocratiques de novembre 1932, « en recul » par rapport aux 37% record des élections de juillet 1932, et Chapoutot a raison de rappeler qu’une majorité d’Allemands n’était pas nazie et que l’élection « démocratique » d’Hitler est très largement un mythe. Ces chiffres, qui font du NSDAP le premier parti d’Allemagne, n’en demeurent pas moins tout à fait considérables et ne peuvent pas uniquement s’expliquer, comme le suggère l’auteur, par le lavage de cerveau médiatique pro-nazi d’un Hugenberg. Comment ce tiers de la population a basculé dans le nazisme ? Qu’est-ce qui l’explique sociologiquement ? Quelles furent les tactiques et stratégies d’activisme des nazis sur le terrain militant ? Voilà des questions qui restent à la lecture de cet essai, hélas, sans réponses.
Néanmoins, et avec toutes les précautions qui doivent strictement encadrer tout parallélisme historique entre les années trente et nos années 2020, il faut bien reconnaître que la lecture de cet essai fait froid dans le dos. Et c’est peut-être salutaire car si l’Histoire ne se répète peut-être pas, elle a une fâcheuse tendance à bégayer.
La République de Weimar a montré, à l’instar d’Athènes, que les démocraties étaient périssables. Pas plus hier qu’aujourd’hui, à gauche notamment, nous n’avons pas pu ou voulu, par cécité ou compromission idéologiques, prendre la pleine mesure du vote populaire d’extrême-droite : tant dans sa compréhension sociologique que dans la structuration de véritables réponses politiques et sociales aux inquiétudes et misères d’un peuple qui ne se sent plus représenté et défendu par les partis de gauche. Les irresponsables dans la montée de l’extrême-droite sont, hier comme aujourd’hui, à chercher certes à droite et à l’extrême-centre – mais aussi, et peut-être en premier lieu, à gauche, dans un abandon des classes populaires qui lui se répète assurément historiquement. Il ne nous reste par conséquent plus qu’à espérer de tout cœur que cet essai, non seulement par ses qualités mais aussi et peut-être surtout par ses défauts, n’ait rien de prophétique.
