Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, mais, au contraire, leur être social qui détermine leur conscience.
Marx [1]
1.
Philosophe, journaliste, analyste politique, économiste, leader et organisateur politique, avec un féroce appétit pour la littérature classique, l’histoire et les sciences naturelles [2] : si la division du travail représente pour Marx (1818-1883) l’un des principaux piliers exploiteurs du système capitaliste, alors sa vie elle-même constitue une déclaration révolutionnaire. Marx est probablement l’un des derniers penseurs vraiment universel à 360° appartenant à une tradition intellectuelle qui s’est développée à partir de la Renaissance et des Lumières ; une tradition, hélas, désormais pratiquement éteinte par suite d’une spécialisation croissante de la production intellectuelle.
La contribution de Marx à l’analyse de la structure des classes sociales est sans aucun doute immense. Des notions telles que la classe, la stratification, la conscience et la lutte de classe, l’exploitation, l’aliénation – et le paradigme inspirant d’une société sans classes – restent profondément influencées et définies conformément ou en opposition aux idées de Marx. Cet essai se concentre précisément sur l’articulation et la discussion de l’approche de Marx en matière de stratification, en mettant l’accent sur les facteurs économiques ainsi que sur les mécanismes de pouvoir et de contrôle.
Une remarque bibliographique préliminaire : les recherches entreprises pour cet essai ont abouti à la découverte frustrante d’un profond vide critique entre les deux camps diamétralement opposés et politiquement chargés : néo-marxiste d’une part et anti-marxiste d’autre part. Si lire Marx à travers un prisme politique est certainement légitime – la pensée de Marx est à l’évidence éminemment politique – cela comporte cependant le risque de négliger son importance fondamentale dans la formation de la sociologie en tant que science sociale potentiellement autonome. Marx dit dans son œuvre majeure Le Capital [3] qu’il a écrit pour « un lecteur qui est prêt à apprendre quelque chose de nouveau et donc à penser par lui-même » et, par conséquent, cet essai fera référence aux propres idées et aux propres mots explicites de Marx plutôt qu’à ceux de ses commentateurs.
2.
La notion de classe sociale occupe une position conceptuelle centrale dans la pensée de Marx, comme l’illustre le fait que le dernier (52e) chapitre du troisième et dernier volume de son Capital [4] s’intitule précisément et succinctement « Classes » – l’analyse de classe apparaissant ainsi comme la conclusion ultime de l’œuvre théorique de Marx. Le chapitre s’ouvre comme suit :
Les propriétaires de la simple force de travail, les propriétaires du capital et les propriétaires terriens, dont les sources respectives de revenus sont le salaire, le profit et la rente foncière – autrement dit les salariés, les capitalistes et les propriétaires fonciers – forment les trois grandes classes de la société moderne fondées sur le mode de production capitaliste.
La question à laquelle il faut répondre ensuite est : « Qu’est-ce qui fait une classe ? » » D’un point de vue conceptuel, une classe semble correspondre à une « identité de sources de revenus ». Pourtant Marx remet immédiatement en question la validité de cette approche préliminaire en observant que, si tel était le cas, il y aurait autant de classes dans la société que de sources de revenus spécifiques et fragmentées – les médecins et les fonctionnaires constitueraient, par exemple, deux classes différentes.
Malheureusement, à ce point précis du raisonnement, et après seulement deux pages, « le manuscrit s’interrompt », comme le note Engels, qui a édité et publié à titre posthume les deuxième et troisième volumes du Capital. La notion de classe reste donc paradoxalement sans définition définitive par Marx. Il n’y a donc pas d’autre alternative réelle que d’envisager l’approche marxiste de la classe et de la stratification à travers son analyse des classes en fonction de leur positionnement par rapport aux moyens de production, ainsi qu’à travers l’angle des rapports sociaux, des dynamiques et les hiérarchies entre classes que Marx développe abondamment. « Le capital n’est pas une chose », suggère Marx, « mais une relation sociale entre des personnes médiatisée par les choses ».
3.
Les concepts fondamentaux qui sous-tendent le point de vue de Marx sur la façon dont les classes sont stratifiées dans une société capitaliste sont développés de manière célèbre dans le Manifeste [5]. Leurs traits saillants peuvent être articulés comme suit :
- une lutte de classe « dialectique » (au sens hégélien du terme) entre, d’une part, la bourgeoisie (la classe capitaliste), qui possède et contrôle les moyens de production, et d’autre part, les prolétaires (la classe ouvrière), qui ne possèdent que leur force de travail à vendre sous la forme d’une simple marchandise de base, « comme tout autre article du commerce, et sont par conséquent exposés à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché » ;
- la concentration des moyens de production (grande industrie) et du capital dans un nombre de plus en plus restreint de mains en raison des lois coercitives de la libre concurrence, conduisant à l’affaiblissement de la base sociale de la classe capitaliste ;
- la paupérisation de la classe ouvrière et sa concentration physique dans les centres urbains autour des moyens de production, entraînant le développement d’une conscience de classe et d’une force révolutionnaire collective sous la direction politique des communistes, « qui ont sur la grande masse du prolétariat l’avantage de bien comprendre la ligne de marche, les conditions et les résultats généraux ultimes du mouvement prolétarien » ;
- en définitive, la polarisation croissante de la société en ces deux classes antagonistes – propice à une simplification de la stratification des classes sociales – du fait de la désintégration progressive de la petite bourgeoisie : « la petite bourgeoisie, le petit industriel, le boutiquier , l’artisan, le paysan » ; vestiges «réactionnaires» d’un ordre social précapitaliste et féodal, incapables de rivaliser avec la puissance de feu économique du capitalisme moderne, et voués à disparaître en tant que classe sociale indépendante.
En outre, Marx analyse, dans le contexte de l’échec de la Révolution de 1848 en France [6]. comment différents sous-segments des classes dominantes peuvent coopérer à travers des alliances tactiques formées pour vaincre politiquement les classes ouvrières à travers le jeu démocratique formel.
Marx esquisse la description colorée et inclusive suivante de telles coalitions :
propriétaires terriens et capitalistes, requins de la bourse et petits commerçants, protectionnistes et libre-échangistes, gouvernement et opposition, prêtres et libres penseurs, jeunes putains et vieilles nonnes, sous le slogan commun du salut de la propriété, de la religion, de la famille et de la société.
Marx s’oppose dans le Manifeste radicalement à Saint-Simon, Fourier, Owen et autres socialistes « utopiques » de l’époque qui « rejettent toute action politique et surtout révolutionnaire, [et] souhaitent parvenir à leurs fins par des moyens pacifiques […] par de petites expériences, nécessairement vouées à l’échec ». Il convient cependant de mentionner que Marx ne s’attribue pas le mérite de la découverte de l’existence des classes dans la société moderne ou de la lutte entre elles, mais plutôt de la projection « scientifique » que :
la lutte des classes conduit à la dictature du prolétariat [et] que cette dictature elle-même ne constitue que la transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classes. [7].
4.
Si la notion de stratification renvoie à une structure hiérarchique entre différentes classes sociales, et si cette hiérarchie porte, au-delà de l’économie pure, en définitive sur des relations de pouvoir et de contrôle, d’où vient donc, selon Marx, ce pouvoir ? Et comment ce contrôle s’effectue-t-il efficacement ?
Marx rappelle dans Le Capital que la soumission du salarié est légitimée – et masquée – par la fiction juridique d’une égalité théorique des droits. Une fiction, car le capitaliste détient, en réalité, un monopole sur les moyens de production :
L’esclave romain était tenu par des chaînes ; le salarié est lié à son propriétaire par des fils invisibles. L’apparence d’indépendance est entretenue par un changement constant dans la personne de l’employeur individuel, et par la fiction juridique d’un contrat.
Selon Marx, le travail constitue la seule composante de la valeur des marchandises qui sont produites puis mises en circulation sur le marché capitaliste (ce qu’on appelle la théorie de la valeur du travail), et Marx soutient que le profit (ou « plus-value ») est en substance générée par le capitaliste en :
- allongeant autant que possible la journée de travail (c’est-à-dire bien au-delà du moment qui correspond à une égalisation entre le salaire perçu et la valeur produite, ou autrement dit en faisant travailler effectivement le salarié gratuitement au-delà de ce moment) ;
- augmentant la productivité au-delà de ce qui est humainement possible pendant la durée de cette journée de travail.
Marx établit en outre que la maximisation de la productivité du travail est obtenue, grâce à l’utilisation des machines et de la technologie, par une combinaison de deux facteurs :
- une intensification de la division du travail, ayant pour conséquence une ultra -spécialisation (en micro-tâches fragmentées) conduisant à la fois à la déqualification et au caractère interchangeable du travailleur, renforçant ainsi la relation de « dépendance impuissante vis-à-vis des capitalistes » et créant les « conditions de domination du capital sur le travail » ;
- l’application systématique de méthodes scientifiques de contrôle physique et temporel – « les moments sont les éléments du profit » – par l’action d’une nouvelle couche de classe intermédiaire contrôleuse :
[le capitaliste] remet le travail de surveillance directe et constante des travailleurs individuels et du groupe de travailleurs à un type particulier de travailleurs salariés. Une armée industrielle d’ouvriers sous le commandement d’un capitaliste requiert, comme une véritable armée, des officiers (managers) et des sous-officiers (contremaîtres), qui commandent pendant le processus de travail au nom du capital. Le travail de surveillance devient leur fonction établie et exclusive.
L’approche de la stratification de Marx pourrait, peut-être, être finalement plus clairement comprise à travers cette métaphore de l’armée. Cette sinistre métaphore est développée par Marx, qui analyse la population excédentaire et sans emploi comme « une armée de réserve industrielle ».
Cette réserve est conceptualisée comme un élément central délibéré de la stratégie globale de gestion de l’emploi capitaliste. Sa fonction est de faire baisser les salaires et les aspirations des travailleurs actifs, et d’offrir constamment des troupes fraîches, jeunes et abondantes pour les batailles économiques menées par les capitaines d’industrie capitalistes. Marx analyse le « plus bas sédiment » de cette surpopulation comme étant constitué d’un « lumpenprolétariat » (« vagabonds, criminels, prostituées ») mais, majoritairement, des blessés du mode de production et d’exploitation capitaliste :
les démoralisés, les personnes en haillons et ceux incapables de travailler, principalement les personnes qui succombent à leur incapacité d’adaptation, incapacité qui résulte de la division du travail ; les personnes qui ont vécu au-delà de la durée de vie du travailleur ; et les victimes de l’industrie […] Le paupérisme est l’hôpital de l’armée active du travail et le poids mort de l’armée de réserve industrielle.
5.
Il est par conséquent essentiel de souligner que pour Marx la paupérisation et la domination de la classe ouvrière ne sont pas seulement une affaire économique. Les conséquences de cette forme de domination, centrée sur l’augmentation incessante de la productivité, sont à la fois morales et physiques. Le vocabulaire utilisé par Marx tout au long du Capital (1867) – épuisement, détérioration, mutilation, fragmentation, paralysie, maladie, pathologie, peine, punition, exécution, meurtre, massacre – s’applique à ces deux dimensions fondamentales de la condition humaine.
Pourtant, Marx souhaite fournir à la cause révolutionnaire communiste embryonnaire des fondements théoriques solides ainsi que des preuves documentées convaincantes de ses théories, basées sur des faits concrets plutôt que sur des considérations morales. Marx s’appuie initialement sur « l’observation participante » à travers l’expérience de son ami de toujours, Engels, propriétaire et directeur d’une usine textile familiale à Manchester [8].
En outre et principalement, Marx effectue une analyse approfondie des données statistiques disponibles en Angleterre, non seulement parce que « c’est le représentant classique de la production capitaliste », mais aussi parce que c’est « le seul pays à posséder un ensemble continu de statistiques officielles ». La quantité de données quantitatives et qualitatives rassemblées au British Museum et traitées par Marx est aussi impressionnante que dramatiquement convaincante, et comprend des rapports d’inspecteurs d’usines et de mines, des commissions du logement et de l’emploi des enfants, des services de santé publique et des médecins, des services fiscaux et de diverses commissions parlementaires.
En conclusion, Marx ne conceptualise pas uniquement des cadres théoriques pour comprendre la stratification et la dynamique des classes sociales. Il pourrait également être crédité d’avoir combiné de tels cadres avec des outils analytiques clés pour finalement former la première méthode sociologique complète pour comprendre les relations sociales et les inégalités. C’est finalement dans ce sens précis, et indépendamment des considérations ou des jugements politiques, que Marx peut être considéré, avec Weber et Durkheim, comme un père fondateur légitime de la sociologie.
Notes
- Marx, K. (1859) Preface to A Critique of Political Economy in McLellan, David. Karl Marx Selected Writings (2nd Edition), Oxford: Oxford University Press.
- Wheen, F. (1999) Karl Marx, Londres : Fourth Estate.
- Marx, K. (1867) Capital, Volume One, Londres : Penguin Classics.
- Marx, K. (1894) Capital, Volume Three, Londres : Penguin Classics.
- Marx, K. & Engels, F. (1848) The Communist Manifesto, Londres : Penguin Classics.
- Marx, K. (1850) The Class Struggles in France (1848–1850), New York: International Publishers. Marx, K. (1852) The Eighteenth Brumaire of Louis Bonaparte, New York: International Publishers.
- Marx, K. (1852) Letter to Weydemeyer in McLellan, David. Karl Marx Selected Writings (2nd Edition), Oxford: Oxford University Press.
- Engels, F. (1845) The Condition of the Working Class in England, Oxford: Oxford University Press.
