Tableau Excel

There is method in my madness.

Hamlet

Philippe Aghion a été honoré du prix Nobel d’économie en 2025 pour ses travaux sur l’innovation et la « destruction créatrice », concept inventé par Schumpeter dans les années 40. Cocorico. Vraiment ? Dans le contexte d’une France désindustrialisée en déclin, on se demandera s’il faut vraiment se féliciter de pareille célébration d’une notion aussi galvaudée que toxique, à l’instar de « création de valeur » ou « conduite du changement ». On s’amusera au passage peut-être du fait que le jury Nobel récompense un champion de l’innovation, alors qu’il n’est au fond qu’un commentateur bien peu innovant d’une théorie aussi ancienne. Plus fondamentalement, que signifie en pratique cette destruction qui serait créatrice? Dans le petit témoignage qui suit, écrit dans le cadre d’un atelier d’écriture d’un centre d’art contemporain (le 3bisf), j’explore les destructives et sinistres coulisses de ce maître-mot du capitalisme financier contemporain.

La scène se passe dans un open space tout aussi élégant que clinique non loin de l’Arc de Triomphe en l’an 2000. Drôle d’année futuriste, porteuse d’espérances et de craintes, comme celle d’un bug informatique mondial qui paralyserait tout. Ce sont les bureaux du célèbre cabinet de conseil en stratégie McGregor & Co (nom imaginaire que je donne ici à ce cabinet que j’ai croisé dans le monde réel) qui conseille les Directions Générales des plus grandes entreprises de la planète. Les moines-soldats et les idéologues du capitalisme financier et mondialisé contemporain.

Je suis assis confortablement assis dans mon fauteuil de cuir design, probablement une cravate Hermès au cou comme j’aimais en porter, avant, face à un tableau Excel verdâtre rempli de quantité de chiffres. J’avais trouvé ça glamour de rejoindre ce cabinet prestigieux, drôle d’idée avec le recul, moi l’HEC dynamique d’alors plein de potentiel comme on dit. C’est ma première mission dans ce cabinet, et il y avait une bonne raison pour me la confier à moi, précisément à moi cette mission.

Quelques heures auparavant j’avais été invité par les associés N°1 et N°2 de cette firme à déjeuner dans une brasserie cossue du coin. Avant de rejoindre McGregor & Co, je venais de passer cinq ans dans une banque qui avait connu de grosses difficultés. Un renflouement massif par le bon contribuable pour la sauver de sa faillite (schéma classique de privatisation des profits et de nationalisation des pertes), un incendie « accidentel » de son siège en plein Paris qui avait eu le mérite de faire disparaître bien des choses compromettantes. Le Crédit Lyonnais, le banquier de Bernard Tapie, entre autres.

Peu après le fois gras, l’associé N°1 me demanda : « Alors, selon vous, combien d’agences faut-il fermer et combien de gens doit-on virer pour retaper la banque ? » Surpris par cette question indigeste, je lui fis du tac au tac la réponse suivante « Je ne sais pas, mais il faudrait sans doute virer toute la Direction Générale car elle est responsable de ce désastre et impunément toujours là ». Cette réponse, qui me fait sourire aujourd’hui par sa candeur et sa vérité, cette vérité qui sort de la bouche des enfants pouvait difficilement être plus stupide vu le contexte. Les gens que j’avais en face de moi étaient les éminences grises des patrons, leurs grands amis. Silence glacial et feutré après ma grande déclaration, un déjeuner rapidement expédié, puis je fus staffé sur ma première mission.

Je me souviens d’avoir été pendant de longues minutes comme hypnotisé par ce tableur. Comme fasciné de façon morbide. Ce que l’on me demandait de faire c’était de calculer combien d’employés licencier, combien d’usines fermer pour cette grande marque française d’électro-ménager, qui n’allait pas tarder à complètement délocaliser sa production en Chine.

J’ai senti lentement mais sûrement mon sang de consultant bizuté et enveloppé d’Hugo Boss littéralement se glacer. Hugo Boss, je l’ai su bien plus tard, était le tailleur des SS. Précisément on me demandait d’être un petit Eichmann économique devant annihiler la vie de milliers d’ouvriers derrière mon bureau. Par des petits mouvements de souris, par d’habiles copier-coller et autres Contrôle F.

« Si tu ne le fais pas, d’autres le feront » me dit un collègue et camarade de promo dans le temps socialiste (au sens Parti socialiste du terme), à qui j’avais fait part de mes problèmes de conscience.

Il paraît que le Diable s’habille en Prada et parmi les multiples incarnations du Diable dans le monde moderne, il y a le consultant chiquement vêtu qui quotidiennement fait ce genre de sales boulots sans se poser la moindre question. Rationalisation, optimisation, efficience, efficacité, externalisation, conduite du changement, création de valeur, destruction créatrice : tels sont ses nouveaux évangiles. Les cabinets de conseil en management sont des espaces aussi feutrés qu’ultra-violents où toute trace de Bien a été extirpée sous-vide. Il ne s’agit plus d’un Diable avec des cornes et une queue fourchue, il s’agit d’un Diable en négatif qui est l’absence, la banale et radicale absence, de tout Bien.

A l’époque je n’avais lu Hannah Arendt et je ne connaissais pas sa notion de banalité du mal. Bien des années après je me suis rendu à Auschwitz pour tenter de comprendre l’incompréhensible d’une mise à mort à échelle et méthodes industrielles, « rationnelles » et cette visite continue de me hanter. Je suis bien conscient des grandes différences qui existent entre un consultant en management moyen de notre présent et un officier SS d’hier, bien que des historiens comme Chapoutot aient récemment tenté de tisser des liens entre le managérialisme nazi et celui d’aujourd’hui. En repensant maintenant à ce si banal tableau Excel qui signifiait la mise à mort économique, à très grande distance physique derrière un bureau parisien, de milliers d’hommes et de femmes dans leurs lointaines provinces, je ne peux que faire le constat d’une banalité du mal économique opérant dans un vide sidéral de considérations morales. Ce vide sidéral amoral de pures techniques instrumentales auquel j’avais pourtant été formaté à HEC et qui nous mène tout droit dans le mur au point de mettre en péril notre humanité toute entière.

Lorsque j’ai annoncé me démission au bout de 5 jours dans ce cabinet, je fus convoqué par l’associé N°1 pour un entretien de départ qui fut une sorte de catéchisme néo-libéral, où il fut question de la nécessaire et sacro-sainte schumpétérienne « destruction créatrice », honorée récemment d’un Nobel… et excuse ô combien facile en pratique aux pires saloperies dans le business. Je suppose que même le pire des salops éprouve le besoin de se justifier, de rationaliser sa conduite pour garder une bonne image de lui-même. Qui avait-il de créatif au juste à délocaliser en Chine? Où était l’innovation entrepreneuriale si chère à Schumpeter? Dans le recours à un totalitarisme communiste et à ses millions d’esclaves modernes? On se demande bien ce que Schumpeter, anti-marxiste convaincu, aurait pensé de tout ça…

L’associé N°2, plus sympathique et alcoolique (& Co c’était lui, et l’alcool lui servait assurément à supporter quotidiennement l’horreur de ses tâches), m’invita quant à lui à déjeuner. Il voulait comprendre mon geste de révolte et j’ai senti qu’il l’avait profondément aimé : aussi désespéré et inoffensif qu’il ait pu être.

Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?

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