L’Evangile selon Jean

« Thomas lui répondit : Mon Seigneur et mon Dieu ! Jésus lui dit : parce que tu m’as vu, tu as cru. Heureux ceux qui n’ont pas vu, et qui ont cru. »

– Évangile selon Jean

Théologique, philosophique, poétique, politique, révolutionnaire même, et par-dessus tout d’un infini mysticisme, l’Évangile selon Jean est un texte fondateur de la civilisation mondiale.  Il m’a toujours semblé intuitivement détenir comme un « supplément d’âme » philosophique, spirituel et poétique par rapport aux trois autres dits synoptiques (Matthieu, Marc et Luc) construits sur une trame similaire, essentiellement chronologique. En échangeant avec de nombreux amis sur la question je me suis progressivement rendu à l’évidence que je n’étais pas le seul à avoir ce ressenti. J’ai donc voulu comprendre ici pourquoi et en quoi l’Évangile selon Jean était si singulier.

Qui exactement l’a écrit est une question relativement secondaire au regard de la puissance du texte. La tradition chrétienne voyait l’auteur chez l’apôtre même Jean, le fils de Zébédée, « le disciple que Jésus aimait ». Cette thèse a été radicalement remise en question par les exégètes et les historiens modernes, et un consensus semble se dessiner aujourd’hui pour y voir plutôt l’œuvre collective d’une communauté johannique. Une chose est certaine, et pour le coup éclairante, est que l’Évangile selon Jean a été écrit bien après les autres Évangiles (à la toute fin du premier siècle ou au cours du second) et vraisemblablement aussi les autres textes du Nouveau Testament, et qu’en ce sens il parachève, longuement mûri, l’édifice théologique de la nouvelle foi chrétienne. Son positionnement dans la Bible en dernier après les synoptiques est en parfaite cohérence avec cette idée.

« Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu » : ainsi débute avec force le prologue de l’Évangile qui fait écho aux paroles du récit de la création dans la Genèse, « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre ». Nulle trace chez Jean d’un récit merveilleux de la nativité ou de l’enfance de Jésus contrairement aux synoptiques : le Christ nous apparaît à partir du moment crucial de son baptême par Jean-Baptiste. En un sens Jean va à l’essentiel en annonçant d’emblée l’incarnation de Dieu dans le Christ et sa parole, et il frappant d’observer le nombre de « Je » qui constelle l’Évangile. Il est également frappant que la première action du Christ soit de chasser « manu militari » les marchands du Temple, évènement qui apparaît aussi dans les autres Évangiles mais qui chez Jean est placé en toute première position : le ton est donné.

Les Évangiles synoptiques sont parsemés de miracles qui peuvent rendre incrédule le lecteur rationnel contemporain, et le lecteur chrétien tout aussi rationnel, mais plus bienveillant, sera tenté d’y voir pour l’essentiel des métaphores dans un contexte culturel pré-rationnel où la pensée s’exprimait essentiellement par le mythe : rendre la vue à un aveugle sera ainsi par exemple interprété comme fondamentalement le don de la foi qui nous sort de la ténébreuse cécité de nos existences loin de Dieu. Ces miracles sont aussi présents chez Jean mais en bien moins grand nombre : Jésus change le vin en eau aux Noces de Cana, ressuscite son ami Lazare (il pleura à l’annonce de son décès, témoignage de sa profonde humanité), marche sur l’eau, multiplie les pains, guérit le paralytique qui quitte son lit et l’aveugle-né, et d’autres guérisons sont simplement suggérées.

Mais d’avantage que des miracles dans leur matérialité, ce sont des signes qu’opère le Christ chez Jean : ce qui compte c’est moins le caractère matériel et sensationnel que la capacité de ces signes de pleinement signifier et à renvoyer à autre chose qu’eux-mêmes vers un cheminement de foi. Jean nous invite à une sorte de saut quantique dans la foi au-delà du visible et du palpable terrestres. Ce saut l’Officier du Roi le réalise en demandant à Jésus de guérir son enfant malade. « Si vous ne voyez que des miracles et des prodiges, vous ne croyez point » désespère tout d’abord le Christ. Mais l’Officier à la foi dans la parole divine avant même de constater plus tard la guérison de son cher enfant. On retrouve notamment chez Matthieu cette même idée lorsque Jésus exauce un centurion romain du fait de sa foi.

Ce saut, le fameux Thomas « qui ne croit que ce qu’il voit » ne le fait pas et Jean y accorde justement une grande importance au Chapitre 20 car c’est tout le point de la théologie johannique. La plupart d’entre nous sommes des Thomas et à vrai dire il y a le plus souvent de bonnes raisons de bon sens à cela. Lorsque des évènements heureux à probabilité théoriquement excessivement faible se produisent nous invoquant la chance (le hasard a aussi peut-être sa place en ce monde … ou pas ?) ou parlons de « miracles » en termes généralement figurés et en restons là dans la jouissance statique de l’heureux évènement. Ce que nous enseigne Jean c’est au fond que ces « miracles » sont en réalité des signes qui ne sont que le début d’un cheminement intérieur de foi : « Heureux ceux qui n’ont pas vu, et qui ont cru ! » dit finalement le Christ aux Thomas que nous sommes.

La mise en avant par Jean de l’éviction des marchands du Temple au début du texte indique aussi une dimension originale, à mon sens, profondément politique de l’Évangile selon Jean : et ce autour de deux figures, la Samaritaine et Ponce Pilate.

En s’entretenant avec l’humble Samaritaine, cette porteuse d’eau venue de Samarie, une païenne aux yeux des Juifs, Jésus fait œuvre révolutionnaire. Tout d’abord au regard de ce qu’était le statut d’extrême infériorité de la femme dans l’Antiquité (Jésus protège aussi la femme adultère de la lapidation par le célèbre « que celui de vous qui est sans péché jette la première pierre contre elle »). Et puis, en ouvrant son message au-delà de sa communauté d’origine pour en faire une religion universelle sans distinction de sexe, d’ethnie, de classe. On attribue généralement à Saint Paul ce tournant universaliste du christianisme a priori postérieur aux Évangiles mais l’on trouve ici une nouvelle confirmation du fait que l’Évangile selon Jean est très probablement le dernier texte écrit du Nouveau Testament et qu’il en est la voute porteuse.

Paradoxalement cet épisode, ainsi que le grand nombre de fois où le terme « Juif » apparaît, a nourri une controverse sur l’antisémitisme supposé de Jean. Le racisme et l’antisémitisme sont des pulsions d’une imbécilité abyssale défiant le moindre début de raisonnement, mais en l’occurrence cette pseudo-thèse dépasse toutes les bornes de l’absurdité. L’Ancien Testament auquel se réfère en permanence le Christ et Jean EST juif. Tous les protagonistes de cette histoire, le Christ le premier, et la communauté johannique à l’œuvre dans son écriture, SONT juifs. Le mot « Juif » désigne à mon sens en réalité davantage chez Jean, non pas le peuple juif tout entier (les conversions sont d’ailleurs nombreuses dans cet Évangile) mais certaines autorités religieuses qui voient Jésus d’un très mauvais œil et veulent au final sa mort. Ces épineuses questions de traduction et ces vrais ennemis du sens sont valables pour toutes les religions : rappelons par exemple que le terme grec ecclésia signifiait assemblée citoyenne et n’avait strictement aucune connotation de structure hiérarchique.

Mais peut-être la contribution politique la plus fondamentale de l’Évangile selon Jean est dans le face-à-face final entre le Christ et Ponce Pilate, le préfet romain de Judée devant lequel le Christ est livré pour être crucifié après son arrestation. Pilate passe généralement pour un bureaucrate salaud « qui se lave les mains » de toute cette affaire. Ce face-à-face est évidemment également rapporté par les trois autres évangiles mais c’est chez Jean que l’intensité est la plus incandescente, aux Chapitres 18 et 19.

Ce qu’on y lit c’est qu’au fond Pilate fait absolument tout pour le faire libérer car non seulement il comprend qu’il est innocent mais, effrayé, il a clairement l’intuition qu’il ne s’agit pas d’un homme comme les autres. Jean ne verse pas dans le miraculeux et le magique mais il est dit dans Matthieu que son épouse lui envoie un mot pour lui demander de ne pas condamner Jésus à mort : « Or, tandis qu’il siégeait au tribunal, son épouse lui fit dire : “Ne te mêle point de l’affaire de ce Juste ; car aujourd’hui j’ai été très affectée dans un songe à cause de lui”. Au sommet de sa croix il écrit lui-même l’inscription « Roi des Juifs » et non « Je suis le roi des Juifs » (ce qui lui vaut sa condamnation) : « Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit » répond laconiquement Pilate à ceux qui insistent.

Le climax est atteint dans ce célèbre échange :

Pilate lui dit : « Alors, tu es roi ? » Jésus répondit : « C’est toi-même qui dis que je suis roi. Moi, je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. Quiconque appartient à la vérité écoute ma voix. »

Pilate lui dit : « Qu’est-ce que la vérité ? » Ayant dit cela, il sortit de nouveau à la rencontre des Juifs, et il leur déclara : « Moi, je ne trouve en lui aucun motif de condamnation.

« Qu’est-ce que la vérité ? » … il existe bien peu de phrases jamais écrites qui puissent autant hanter la conscience humaine… Dans cette tension entre le Christ et Pilate c’est toute la question du pouvoir qui est posée. Certes Pilate est le préfet de Rome, il a théoriquement les pleins pouvoirs mais, contrairement aux totalitaires, il n’a pas le monopole absolu de la violence arbitraire : il sait pertinemment que s’il laisse Jésus libre comme il le souhaiterait ce serait une véritable émeute et un bain de sang en Judée. On y verra sans nul doute une méditation sur la solitude du pouvoir et l’écrasante responsabilité qu’il impose, du moins si on le prend au sérieux, et non pas comme l’aboutissement d’une ambition personnelle. Tellement écrasante qu’il serait hautement dangereux de le confier à un seul homme ou à un petit groupe d’hommes : l’ecclésia, cette assemblée citoyenne au cœur de la chrétienté des débuts et de la démocratie grecque, et qui a aujourd’hui pour nom approximatif « démocratie participative », reste de toute urgence une sagesse antique à réinventer comme contre-pouvoir salutaire.

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